Je cligne successivement des yeux. Impossible... ma vue reste trouble et désordonnée. J'essaye de focaliser mon regard sur le dos d'une personne, mais je me sens rapidement tomber dans le vide. Le sol est pourtant présent sous mes pieds. Je fronce les sourcils et me masse fébrilement le front. Réfléchir me donne mal à la tête. J'éjecte de mon esprit les pensées qui m'accablent depuis maintenant quelques mois. J'en ai ma raclée. Je n'ai pas une minute de repos. C'est que je suis perdu. Je ne sais plus quoi ressentir. Je ne sais plus de quel côté me positionner. Vous non plus, vous ne comprenez pas ? Attendez, je vais vous expliquer... Tout repose sur une unique et même personne.
On se connait depuis de nombreuses années. Le destin nous avait lié de façon irréversible. On était inséparables. De véritable Castor et Pollux. A quinze ans, le monde nous appartenait et personne e pouvait se mettre en travers de notre chemin. On s'aimait d'un amour fraternel, affectueux. Cependant, alors que les années passaient, son corps fit l'objet de désirs que je n'aurais jamais pu soupçonner. Oui, je le désirais. je sentais l'adrénaline brûler mes veines sur son passage. Des pulsions nouvelles me tordaient le bas-ventre et une chaleur s'insinuait dans le creux de mes reins. Combien de fois je rageais en le voyant avec un autre. Combien de fois je m'imaginais poser mes lèvres sur les siennes. Je rêvais d'explorer les courbes de son corps. Mais moi qui n'avais goûter qu'aux délices de la gente féminine. Moi qui n'avais jamais ressenti ces choses auparavant. Je me suis retrouvé face à un tout autre monde, à des terres inconnues, à un immense néant. J'ai eu peur. Et puis, un soir, j'ai merdé. Je lui ai tout avoué. On s'est embrassé à plusieurs reprises. Dieu, j'aimais ça. Le lendemain, la panique m'a contraint de mentir. Non, je ne me souvenais de rien. Ni de ma révélation, ni des baisers échangés. Aujourd'hui encore, j'ai peur. Voilà pourquoi je me terre dans un bar, aux côtés d'hommes assoiffés d'alcool. Au fond, je suis comme eux. Perdu. Alors je bois pour oublier. Un verre, puis deux. C'est la première fois que je m'enfile autant d'alcool. Mais ma conscience me surprend dans ce comportement intolérable. Le remord et le dégoût m'accable. Je suis un minable... J'enfouis ma tête dans les bras, épuisé. J'étais de garde à l’hôpital ce week-end, une horreur. Les aides-soignantes et les secrétaires me laissaient leur sale boulot, mon supérieur n'hésitait pas nous crier dessus, je soignais des patients toute la journée, les patients nous engueulaient à leur tour. Bref, si j'avais su, je n'aurais jamais fait médecine. Un autre verre... s'il vous plait. On me serre. J'avale cul-sec le liquide brûlant. Ça fait du bien. Je bois pour oublier que je bois. Je suis comme l'ivrogne dans Le Petit Prince.
Le décor tourne autour de moi. Je me sens fragile, assis négligemment sur cette haute chaise. Je peux tomber à tout moment. Un sourire se dessine sur mon visage. L'euphorie fait partie des nombreux avantages de la boisson. N'est-ce pas le plus important ? Je vais pour sortir, mais je ne peux même pas faire plus de deux pas avant de m'écraser à terre. Monsieur, vu votre état, vous ne devriez pas rentrer chez vous tout seul. J'essaye vainement de planter mes prunelles sur la figure du barman. Je grogne dans un accès de colère totalement injustifié. J'en ai rien à faire. Cinq seconde après, je me sens soulevé et trainé sur le sol. Un coup de vent s'écrase sur mon visage et le froid s'insinue lentement sous mes vêtements. Une main me fouille et j'entends une voix quelques secondes plus tard. Celle du barman. Oui allo ? Je suis désolé de vous déranger à pareille heure, mais votre ami, enfin je présume, a un peu trop bu. Il ne vaudrait mieux pas qu'il rentre seul (...) Bar The Lion, vous connaissez ? (...) De rien, au revoir. La même main me donne un rectangle lourd et froid. Mon portable. Je le range et je me laisse tomber sur la chaussée, l'esprit quelque peu embrumé. Je reste immobile plusieurs minutes. C'est alors qu'une voiture s'arrête et qu'une portière claque. Des pas. Une paire de jambes. Le visage d'Oliver. Je détourne la tête. C'est une illusion, un mirage. Vas-t-en. J'agite une main devant sa figure. Au fond, j'espère que c'est le fruit de mon imagination. Je crois que je mourrai de honte si une de mes connaissances me voyait dans cet état.

Les traits de son visage me parvinrent encore flous, mais je pus quand même distinguer le petit sourire qu'il m'adressa. Mon ventre se retourna et je déglutis. Dieu, qu'il était beau. Je fixais ses lèvres, désirant au plus profond de moi qu'elles se posent sur les miennes en un baiser. Cela faisait longtemps que je n'avais pas goûter à la saveur sucré de sa bouche. Même si j'avais bu ce soir-là, je me souvenais de tous les détails de la fête et de nos baisers. Je soupirai, le coeur entravé par la mélancolie, et je me frottai les yeux. J'étais crevé tout d'un coup. Je relève la tête. Oliver était toujours accroupi devant moi et me tenait la main. Ses doigts carressant les miennes me fit frissonner. Ce n'était donc pas un rêve. Il était bien là, il était venu me chercher. J'hésitai de pleurer ou de hurler de rire. C'est mon meilleur ami et je n'ose même pas lui dévoiler ce qui me tracasse. Et te laisser dans un tel état ? On a beau vivre dans une petite ville, y a des malades partout...allez, lève tes belles petites fesses, ce soir tu dors à la maison... Sa voix ne trahissait aucun mécontentement, ni aucune colère. Oliver se montrait prévenant, attentif. J'aurais aimé qu'il le soit jusqu'à la fin de mes jours. Car, parfois, je me sentais abandonné, surtout lorsqu'il ressortait ces peintures horrifiantes et les regardaient longuement. J'avais alors l'impression de ne plus exister, d'être mis de côté. Ces peintures, je les détestais, je les haïssais. S'il n'y avais que moi, je les aurais déjà toutes brûler. Je ne supportais pas de penser qu'un ex d'Oliver pouvait me remplacer. Je suis et resterai son meilleur ami, son tout. c'est ce dernier espoir qui m'empêchait de tomber dans l'ivresse et la dépression. Je suis un battant et je voulais me battre pour Oliver. Oh non, dépose-moi devant mon appart. Je ne désirai pas revoir ses toiles. Je ne voulais pas souffrir en le voyant contempler les lignes de pinceaux. Mais ma réplique fut inutile. Oliver ne semblait pas en démordre. J'allais passer une nuit chez lui, point. Je m'appuyai à lui. Bras dessous, bras dessus. J'étais trop imbibé d'alcool pour pouvoir ressentir la moindre chose à ce contact rapproché. Je me contentai de me laisser porter. Je tombais littéralement sur le siège avant et reposai ma tête en arrière. C'était bizarre. J'avais l'impression de ne plus rien entendre ou ressentir. Si tu veux vomir, préviens, je tiens pas à nettoyer la voiture demain matin... J'étouffais un petit rire. Oliver avait toujours le chic de détendre l'atmosphère, même dans les situation les plus gênantes. Le chemin me du bar jusqu'au studio d'Oliver me parut long. Je ne cessais de bailler et de soupirer. il faut dire que le roulement de la voiture me donnait la nausée. L'alcool menaçait de sortir. Je serrais alors les dents et m'obligeais psychologiquement à ne pas dégueuler sur la banquette.
Nous arrivâmes à destination et je pus sentir à nouveau l'air frais me caresser les joues. C'était une belle sensation. J'inspirai profondément et la nausée s'enfuit spontanément. L'alcool ne valait pas une bouchée d'air pure. Je le saurais au préalable. Oliver m'aida à monter les escaliers. Puis, il se débarrassa de ma petite personne sur son canapé et me chercha un verre d'eau. Je le pris volontiers et le but d'un trait. La substance me glaça l’œsophage. Elle me fit frissonner et, étrangement, je me sentais plus d'aplomb. Merci, dis-je d'une voix étranglée. Je levais le verre au niveau de mon visage. C'est pire qu'un White Russian... J'avais bu ce cocktail au bar. Une bombe. Ca m'avait brûler la gorge. Et maintenant, ajouté à l'eau froide, autant dire qu'elle souffrait atrocement. Allez, dis moi tout, crache ce que tu as sur le coeur, t'es pas le genre de mec à te prendre une cuite, même quand les choses vont mal alors j'imagine pas ce que ça doit être pour que tu te retrouves dans un tel état. Et non, je ne prendrais pas non pour une réponse, je suis prêt à passer la nuit à te tirer les vers du nez mon ami... je me renfrognais et m'enfonçai petit à petit dans le canapé. J'avais l'impression qu'Oliver n'en avait rien à foutre. Il prenait mon état à la légère. Je fis la moue, vexé. Bon, au fond, je n'avais pas non plus envie qu'on discute sérieusement de mon cas. Son comportement m'était finalement favorable. Le monologue de ouf. T'as toujours été bon pour les discours. Heureusement que ça te sert quelque fois. J'étais d'une humeur écrasante. Depuis de semaines, je l'étais. Je ne savais pas si Oliver l'avait remarqué... peut-être s'en fichait-il aussi. Cette pensée me vexa encore plus. Tout va bien. Je ne voudrais pas bouffer ton précieux temps, comme tu me l'as dis. Vas donc contempler tes toiles, je crois pouvoir rentrer chez moi tout seul. Mon ton restait neutre. Je lui en voulais, c'est sûr, mais pas jusqu'à l'agresser.