« Et merde. » lâchai-je quand le sachet de farine glissa du comptoir pour déverser son contenu sur le sol. C'était la dernière fois que je mettais les pieds dans une cuisine. J'avais eu faim en début de soirée, et Owen n'étant pas là, j'avais dû me débrouiller seul. J'aurais mieux fait de l'attendre avant de décider de faire un gâteau au chocolat. En apparence, c'était simple, trop simple. Je m'étais rendu compte trop tard que j'étais tombé dans le panneau de la belle photo du livre de recette: mon manque de coordination naturel m'avait fait provoquer une véritable catastrophe. Dire que j'en avais mis partout était un euphémisme. L'état de la cuisine était si incroyable qu'il valait mieux commencer à nettoyer tout de suite avant qu'Owen ne rentre pour voir ça. Il allait piquer une crise, c'était sûr, et même si j'aimais bien l'énerver, là j'avais poussé le bouchon un peu loin. Et le plus drôle, c'est que je ne l'avais même pas fait exprès. Ce n'était pas de ma faute après tout, si par un malheureux geste mal placé, j'avais fait renverser du chocolat fondu, qui coulait désormais tranquillement par terre. Ce n'était pas de ma faute non plus si je n'avais pas saisi la technique pour monter des blancs en neige. Comment étais-je censé le savoir? Personne ne m'avait jamais donné de cours de cuisine, et mes parents avaient toujours tout fait pour que je ne manque de rien. C'était à cause d'eux, tout ça. S'ils ne m'avaient pas foutu dehors, je ne serai pas là à essayer de nettoyer une foutue cuisine. Ils auraient pu aussi éviter de me couper mon compte en banque, mais non, monsieur et madame Oaksley avaient trouvé cela très drôle de jeter leur fils dans la nature, sans argent et sans maison. J'aurais pu me faire agresser, voire tuer, ou pire encore, me faire endoctriner par les témoins de Jéhovah, mais apparemment, ils n'en avaient rien à faire. Parents ingrats.

Et puis, il y avait Owen. Je ne savais pas très bien comment j'allais pouvoir lui expliquer le bazar de la cuisine, mais je savais déjà comment il allait réagir. Notre relation était bizarre, notre couple un peu bancal. Nous étions deux opposés qui n'étaient pas censés s'attirer. Owen était sérieux - ou du moins, c'était ce qu'il essayait de me faire croire - et il était l'adulte de nous deux. Jamais il ne lui serait venu à l'esprit de faire un gâteau sur un coup de tête juste parce qu'il avait faim. Jamais il ne ferait certains trucs que je trouvais tout à fait normal de faire. Malgré cela, j'aimais ce décalage entre nous. J'étais sans doute maso, vu que tout se terminait généralement en conflit intersidéral, mais nous ne nous ennuyions jamais; et puis, j'appréciais la surprise. Bon d'accord, pour le coup, Owen n'allait pas franchement apprécier cette surprise là. Je jetai des restes de coquilles avant de prendre avec précaution le seul œuf qui avait survécu à l'hécatombe. Je n'aurais pas dû, puisque ce fut le moment que choisit l'autre pour rentrer, me faisant sursauter de peur et accessoirement, le laisser s'écraser à mes pieds. Je jetai un coup d'œil à la petite flaque orangée, mais c'était surtout pour avoir autre chose à regarder qu'Owen. « Euh... Salut. » Je levai enfin les yeux, cette fois-ci pour regarder la tâche de chocolat au plafond. Comment j'avais réussi à la faire celle-là, déjà? « Bon, j'aurais pas voulu que tu l'apprennes comme ça... Non, en fait, j'aurais pas voulu que tu l'apprennes tout court, mais j'ai voulu faire un gâteau et je l'ai foiré. Donc, maintenant que tu es là et que tu as vu le désastre, je suppose qu'on peut commander? J'ai envie d'une pizza. » Je devais avoir l'air ridicule comme ça, couvert de farine. Génial. Je lui offris un haussement d'épaules nonchalant et un petit sourire, ne bougeant pas d'un pouce.

Ce qui est bien quand on vous promet un métier en or, on ne vous dit pas que les études pour les faire coutent les yeux de la tête. Diplômé depuis un an, Owen avait dû accepter les premiers contrats qui lui tombaient sous la main pour commencer à rembourser son prêt étudiant et cela impliquait souvent des heures sup’. Pendant un temps il avait pensé qu’avoir un colocataire lui permettrait d’alléger ses charges mais cela n’impliquait pas d’en faire son copain… Marvel était un super mec, sympa et volontaire mais pour ce qui était de l’engagement et des responsabilités, il valait mieux passer son chemin.

Arrivant enfin chez lui, il posa le sac contenant son ordinateur portable dans le hall d’entrée, se déchaussa et s’imaginait déjà dans le canapé rejoint par son copain pour souffler un avant de préparer le diner de ce soir. Il préparait souvent le diner, tout simplement parce qu’il ne supporte pas regarder quelqu’un trainer dans ce qu’il fait, c’est comme observer quelqu’un taper à 3 à l’heure sur un clavier, quelqu’un qui va mettre 100 ans à préparer une salade ou qui met 5 min à sortir son portemonnaie pour payer à la caisse.
Son avis changea quand il observa le bordel dans la cuisine. Silencieux pour éviter de dire des choses méchantes, Owen commençait à être fatigué par les bourdes à répétitions de son copain. Il n’était pas le genre de mecs avec qui il avait l’habitude de sortir et maintenant il se rappelait très bien pourquoi. Il en avait marre de passer pour le râleur de service, ou un père de famille toujours en train d’engueuler sa famille. Il se contenta donc de soupirer de désespoir trop fatigué pour tenter de lui faire rentrer quelque chose dans le crane, trop fatigué de s’engueuler et surtout trop fatigué de comprendre pourquoi il s’était attaché à un gars comme lui.
« Fais ce que tu veux mais range au moins avant. » lança-t-il dépité avant de se diriger vers la salle de bain.
Tout ce qu’il lui fallait là, c’est du réconfort et surtout un moyen de faire disparaitre son mal de crane. Le jeune homme commença à se déshabiller avant de s’observer dans la glace, passant la main dans ses cheveux, il ne supporta pas une seconde de plus son regard et rentra dans la douche avant de mettre l’eau chaude à fond. Fuck les économies, il voulait juste se détendre pour se reposer ce week-end. Sans aucun doute Marvel rallerait encore parce qu’Owen ne serait pas d’humeur à sortir aujourd’hui mais ça c’était leur quotidien, de l’incompréhension, des attentions qui tombent à coté et surtout des malentendus.

Indifférence. Voilà le seul mot qui sonnait juste quand j'essayais de qualifier la réaction d'Owen. Je ne pouvais même pas appeler ça une réaction. Il avait failli m'avoir, avec son soupir teinté de désespoir et d'irritation. J'avais cru, l'espace d'un instant, qu'il était vraiment énervé, mais apparemment, pas suffisamment pour sortir de cette attitude un peu froide et distante, cette fausse fatigue qu'il me servait presque tous les soirs. A mes yeux, ce n'était que de l'indifférence, et j'aurais mille fois préféré une explosion de fureur. Je savais que ma façon de penser, cette constante recherche d'attention, quelle qu'elle soit, était assez malsaine. J'avais subi assez de thérapies bidon forcées par des parents trop inquiets à cause de mon comportement pour savoir que je voulais toujours être le centre du monde, et en particulier, celui des autres. Je voulais qu'on gravite autour de moi, qu'on éprouve pour moi des sentiments forts, peu importe leur nature, peu importe si c'était une envie de meurtre à partir du moment où j'étais à l'origine de ce désir. On m'avait répété tellement de fois que j'étais mégalo que j'avais fini par y croire. Je ne pouvais pas tolérer l'indifférence, je ne supportais pas mieux l'impassibilité, et le fait qu'Owen passe son chemin comme si ce n'était pas important, comme si je ne venais pas juste de foutre un bordel monstre dans la cuisine, me mettait franchement mal à l'aise. C'était peut-être parce que pour une fois, j'étais vraiment désolé. Owen me trouvait exaspérant. A sa décharge, c'était le cas de toute personne qui me connaissait, mais le fait que ce soit Owen changeait la donne. En temps normal, et avec n'importe qui d'autre, ça ne m'aurait pas autant touché, sauf que, même si je n'avais jamais prévu qu'il en soit ainsi, Owen n'était pas n'importe qui, et son avis, ses sentiments par rapport à moi comptaient. Ce qui était étrange. Je ne savais pas très bien ce que je ressentais pour lui, c'était trop confus pour que je puisse y voir clair. Je n'avais pas de type prédéfini, mais il avait été clair qu'Owen n'était pas mon genre. Trop carré, trop sérieux, trop absorbé par son travail. J'étais certain que j'étais loin de correspondre à son idéal aussi. Et pourtant, nous étions encore là, à attendre quelque chose de l'autre que nous savions très bien qu'il ne donnerait jamais.

La cuisine avait l'air... pas trop dégueulasse. Il fallait se rendre à l'évidence, mes talents de fée du logis ne valaient pas mieux que mes talents culinaire. Au moins, on n'avait plus l'impression qu'on tsunami y était passé, ce qui était pour moi tout à fait acceptable. Je me dirigeai vers la salle de bain, histoire de me débarrasser de la farine de mes cheveux, et accessoirement, embêter un peu Owen. Oui, c'était plus fort que moi. Oui, j'étais incorrigible. Et je regrettais à peine. La porte de la salle de bain laissée entrouverte, n'est-elle pas une invitation à entrer? Ce que je fis sans arrières-pensées. Presque pas. « Pas de panique, je suis pas venu pour te violer sous la douche. Même si j'avoue que ça m'a traversé l'esprit une seconde. » dis-je un peu fort pour qu'il puisse m'entendre par-dessus le bruit de l'eau. J'ouvris le robinet après avoir jeté un coup d'œil à mon reflet, et commençai à me débarrasser des résidus d'ingrédients qui avaient élu domicile sur ma personne. Le silence commençait à se faire lourd, trop lourd pour ne pas être rompu par quelqu'un comme comme moi, et je profitai d'un moment où il coupa l'eau pour lui lancer une petite et innocente pique. « Tu sais, quand t'es tout mouillé comme ça, ton sex-appeal est multiplié par quatre. Tu m'arriverais presque à la cheville. » Un sourire malicieux accompagna mon regard appréciateur, tandis que j'enlevai mon tee-shirt pour le mettre dans le panier à linge sale. « Je plaisante. T'as eu une dure journée? Tu veux peut-être une bière? Ou profiter de la chaleur réconfortante du corps de ton dieu grec de petit ami? » Ça ne se voyait pas trop comme ça, mais c'était ma façon de lui faire comprendre que je n'ouvrais pas les hostilités ce soir, en lui proposant une sortie qu'il refuserait. D'accord, j'avais peut-être encore du travail niveau communication.